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Lanvaudan, un village serein, protégé par un cercle de forêts et de routes ennemies des grandes vitesses, dans une Bretagne insoupçonnée des touristes, une vieille, très vieille maison, qui fut presbytère en 1640,c'est là l'antre de Jean-Pierre Baillet. Il l'a réparée, restaurée, il y cultive son jardin. Il a maintenant deux ateliers superposés qui lui donnent de l'espace pour travailler.

Chez Jean-Pierre Baillet, l'artisan se cache derrière l'artiste. D'une famille d'artisans maçons, il a travaillé dans la maçonnerie et le carrelage. Il a restauré maisons et meubles, se réservant toujours (comme son père le faisait le dimanche) quelques jours pour la distraction nécessaire à sa vie: la peinture, une activité de plus en plus impérative, occultant jusqu'à l'intendance quotidienne. IL vient seulement de franchir le pas, abandonnant son emploi à mi-temps pour peindre désormais tous les jours.

Artisan, il le reste dans sa façon de travailler, lente, très lente, préparant son support, enduit sur papier kraft, superposant les couches, prenant le temps que chacune sèche (entre dix et vingt couches), une semaine d'un travail accumulatif patient et méticuleux qui va nourrir sa peinture. Artisan aussi dans le choix de ses matéraux : il fabrique lui-même ses couleurs, mélangeant les pigments et la colle de peau qui mijote doucement sur le gaz. A notre époque de vitesse et d'industrie, de couleurs passées telles quelles du tube à la toile, après les dripping et créations gestuelles fulgurantes, la méthode est pour le moins originale.

Mais si les procédés sont artisanaux, si la fabrication de l'œuvre suit depuis longtemps déjà le même processus, Jean-Pierre Baillet n'en est pas moins un artiste, c'est-à-dire un créateur en perpétuelle recherche de compositions, d'arrangements colorés, de vibrations lumineuses, en quête de cette "lumière du dedans" comme il dit. Ses peintures dont le style est désormais reconnaissable entre tous, participent de ce qu'il est convenu d'appeler l'art contemporain. La critique, celle "des discours autorisés", ne s'en est pas encore aperçu. D'ailleurs il n'a pas emprunté le vocabulaire usité par eux : il ne parle pas de ses "pièces" mais de ses "boulots", ou travaux (il fait à peu près 40 "boulots" par an).

Pendant quinze ans, il a travaillé sans rien vendre. Depuis une dizaine d'années, ses expositions ont dépassé le champ régional et même national et sa peinture séduit un public d'amateurs fervents. Il a suivi avec lucidité sa propre évolution. Il recopie (vers 1979) cette définition de Karel Appel : "Toute œuvre est une déclaration sur ce qui nous est inconnu".

Denise Delouche, historienne d'art
printemps 2002
extrait du Césure n°11 : "édition ombre & lumière"


Pour ce numéro de Césure , nous avons choisi ensemble neuf mots, neuf termes simples, qui nous ont paru pouvoir aider à approcher cette déclaration en quête d'inconnu, dans un dialogue alterné de l'historien- amateur et l'artiste créateur.

PAPIER KRAFT

C'est un papier d'emballage, un matériau usuel et bon marché. Faute de pouvoir se payer le support noble, toile et châssis, l'étudiant Baillet et le peintre désargenté l'utilisaient comme support à cause de son bas prix. Il a appris à l'aimer et il l'utilise toujours, pour sa résistance ("KRAFT" est un mot allemand qui veut dire "force"), augmentant seulement le grammage pour ses grands formats, et à cause de son adéquation à sa démarche. Ce papier kraft sert de fond, supporte tout le travail du peintre : enduits et couches superposées, puis effacements successifs; Souvent, il reste invisible, mais parfois, à force d'usure, sa texture si particulière faite de rayures de densité différente réapparaît sous-jacente çà et là, ou bien envahissante, donnant à toute une oeuvre une vibration rythmée régulière très spécifique. Récemment la prise en compte du plissement aléatoire du papier kraft a entraîné le peintre vers le travail du plissé.

TRACE

Devant une peinture de Jean-Pierre Baillet, il arrive que l'on pense au vieux mur évoqué par Vinci, riche et mystérieux de toutes les traces que le temps lui a infligées. Là, il s'agit de traces volontaires, faites par l'outil, boucharde, lissoir, poinçon... dans l'enduit qui a recouvert le papier kraft lors de la première étape du travail. On peut reconnaître ces traces, la grille des points de la boucharde par exemple ; il y eut même des traces de brosses, de serrures... Dans les années 80, elles ont pris l'allure de signes, d'écritures oubliées appelant leur Champollion. Aujourd'hui ces semblants de figuration ont quasi disparu, privant l'amateur de cette recherche de sens (et le commentateur des plaisirs de la métaphore) pour se réduire à un répertoire plus élémentaire de traces quasi abstraites. Quelles qu'elles soient, ces traces donnent aux oeuvres leur profondeur et leur saveur humaine.

PARTITION

Pendant longtemps, Jean-Pierre Baillet a organisé sa surface en valorisant un rectangle intérieur, ménageant ainsi une sorte de "fenêtre", disait-il vers 1979, sur un monde en mouvement dont le reste est inconnu " .Dans les oeuvres de ces dernières années, ce principe de composition subsiste mais se diversifie et s'allège ; les alignements énumératifs de signes qui occupaient cet espace interne et appelaient la recherche de sens, ont disparu au profit de grandes lignes structurant la surface.

La franche partition en deux, selon une forme horizontale plus ou moins médiane, est la plus fréquente. Elle sépare soit deux nuances d'un même champ coloré, soit deux zones très contrastées. Mais parfois, la partition n'est que suggérée, discrète nervure continue. Dans le sens vertical, ce peut être une brève incision, une amorce de déchirure, tout de suite interrompues qui suggèrent une médiane centrale que le peintre n'a pas voulu imposer, mais qui impose son équilibre. Souvent la partie inférieure est soulignée, tel un socle (mais les accidents qui l'entament en accusent la fragilité), tandis que la partie supérieure voit ces lignes cadrantes allégées, conférant au tableau stabilité et échappée.

COULEUR

Jean-Pierre BAILLET aime la gamme des teintes chaudes, longtemps il a cultivé les ocres rosées, rousses ou brunes qu'il orchestrait avec le noir. Aujourd'hui, sa palette est plus claire, comme plus joyeuse; les jaunes et les rouges y dominent.

Ses couleurs sont disposées en vastes champs monochromes dont la vibration est sensible même à distance. Aux antipodes de l'aplat, la surface colorée est subtilement modulée, animée, vivante, traversée de lueurs, embrumées de fines taches agglomérées, striée des marques du papier kraft. La technique du peintre est telle que la teinte principale s'enrichit des couleurs sous-jacentes et s'intègre aux transparences des couches qui la recouvraient et qui ont partiellement disparu. çà et là, dans une bordure, au hasard d'un pli, au creux d'une incision, au gré du frottement, la couleur cachée , enfouie, réapparaît pour s'accorder à la dominante, tel l'accompagnement discret, mais indispensable par l'orchestre de l'instrument soliste. Ici un gris, là d'infimes traces de bleu, et les noirs, toujours, font chanter la couleur et la font participer de la lumière.

PLIS

Plis, plissés, drapés... sont l'un des grands exercices de la peinture classique, depuis les plis hiératiques de Piero della Francesca jusqu'aux plis luxueux des satins, moires et velours de Zurbaran, Titien et Vélasquez : c'est à la fois rivaliser avec les volumes par le jeu des ombres et de la lumière et imiter les qualités tactiles des tissus. Il y a aussi le pli-serviette, un motif décoratif des meubles et des portes du XVe siècle (l'artisan Jean-Pierre Baillet en a restauré).

Le pli est apparu récemment dans ses tableaux, incident de parcours lié à sa technique : il arrive que le papier kraft se plisse sous l'effet de l'humidité de l'enduit et des couches de colle. En séchant, le papier se retend, mais il conserve la trace du pli : du pli réel, on est passé à l'illusion, à l'allusion du pli. Et il contribue à animer la surface picturale, semblant recevoir la lumière en son modelé.

CADRE

Cadre, encadrement, partie encadrante hors et dans la peinture... L'encadrement des oeuvres de Jean-Pierre BAILLET a longtemps été noir, le noir du passe-partout, le noir de la baguette, la peinture semblait surgir des profondeurs du néant pour nous fasciner tel un vestige archéologique exhumé des profondeurs. Il présente aujourd'hui ses travaux sous un verre transparent, entouré d'une légère baguette blonde. Le vide a remplacé le noir. Le mur sur lequel le tableau est accroché participe de l'encadrement de l'œuvre et la lumière pose une légère ombre, inégale et variable autour d'elle. Et, alors que les travaux de Jean-Pierre BAILLET semblent d'épais cuirs usés et crevassés, ils apparaissent désormais dans leur fragile minceur. Mais ces peintures pourraient se passer d'encadrement, car leur composition inclut des éléments cadrant très efficaces. Dès la fin des années 1970, le peintre éprouvait le besoin d'assurer ainsi le passage entre son motif principal (développé dans un rectangle) et le bord du tableau, cadre peint participant de l'œuvre. Longtemps ce fut une zone neutre, plus calme.

Aujourd'hui c'est souvent une bande, un fragment de bande où nervures et empreintes s'exaspèrent, sorte de galon limitant, soulignant, avec des accidents aussi voulus qu'ils ont l'air fortuits.

Le bord des oeuvres lui-même, irrégulier, tantôt entamé, comme rongé, tantôt plus droit, mais comme dentelé par un coupe-papier inefficace, participe aussi de cet encadrement interne. D'ailleurs le peintre le souligne en teintant soigneusement (en noir) l'épaisseur (infime) de sa peinture.

NOIR

Les peintres ont souvent aimé le noir, pour son pouvoir de valoriser les autre couleurs ; il donne un éclat accru à la bougie qui irradie tout le tableau des ténébrosistes ; il scande et partage avec fermeté les compositions de Mondrian. Les impressionnistes ont voulu s'en passer mais le noir a repris ses droits avec les monochromes de Reinhard et Soulages...

Apparemment Jean-Pierre BAILLET ne cultive plus le noir, apparemment seulement. Il a longtemps eu besoin du noir, du canson noir, pour encadrer ses peintures ( et il l'utilise toujours dans l'atelier, à l'ultime stade de l'élaboration pour jauger l'éclat coloré obtenu ), pour rehausser l'accord contrasté de deux couleurs... Mais le noir est là au creux de sa matière picturale, il marque les crevasses et les accidents, souligne les rainures, insiste sur la blessure, dévoile les stries et les taches de l'usure. Parfois il participe plus largement de certains plans colorés en jouant avec des ocres brunes ou rousses qui semblent se révéler à travers ses opacités. Et l'on se rend compte alors que le noir est partout sous-jacent et qu'il est indispensable à la vibration de toute couleur.

PROFONDEUR

De la Renaissance au début du XXe siècle, les peintres ont cherché à donner à leur surface plane, mur ou toile, l'illusion de la profondeur, ramenant les trois dimensions du monde vécu aux deux dimensions du tableau ; pour ce faire, ils frichaient, appliquaient des recettes, celle de la perspective dite géométrique, creusant l'espace vers un point de fuite théorique, celles des volumes simulés en fonction d'une source lumineuse, jusqu'au mystérieux clair-obscur de Vinci. Jusqu'à ce que, en 1890, Maurice Denis, méditant la leçon de Gauguin, ait rappelé que le tableau est d'abord une surface plane.

Les peintures de Jean-Pierre BAILLET sont des surfaces planes. Elles ne cherchent pas à imiter quoi que ce soit, mais elles portent au plus profond d'elles-mêmes les traces de leur élaboration, traces de creux et d'empreintes, traces de plis qui leur donnent une profondeur concrète, quasi géologique, celle des encollements successifs, même si c'est sur une infime épaisseur, tant ceux-ci sont minces et tant l'usure les a affinés.

TEMPS

Il n'y a pas que la musique qui soit un art du temps.Toute peinture appelle aussi le temps, temps de sa fabrication, temps de sa lecture. Des Nabis à Kandinsky et Kupka, l'art de l'espace qu'est la peinture a flirté avec la musique. Jean-Pierre BAILLET est musicien, il aime chez les violoneux traditionnels les rythmes répétitifs et lancinants, créateurs de transes. Ses oeuvres sont tributaires du temps de multiples façons. Dans leur élaboration, il y a le temps long et lent de la phase accumulative puis le temps patient de l'usure et aussi les temps brefs des arrachements plus incisifs.

Mais il y a surtout, dans une lecture qui ne peut être qu'attentive ,cette marque indélébile du temps que semblent exprimer tant de traces enfouies. Ses oeuvres sont pareilles à de vieux documents rongés par un temps séculaire, évoquent les vestiges de civilisations disparues ou les fragments rescapés d'un usage banal infiniment répété, cuirs râpés par des générations successives. Ce pouvoir qu'a l'artiste de transmettre à celui qui regarde sa peinture cette sensation du temps, de temps divers effectifs ou imaginaires, est sans doute pour une grande part dans la séduction qu'elle opère, et celle-ci est durable.

Denise Delouche


PAPIER KRAFT

Aussi résistant que bon marché, il est mon unique support depuis 1975. A la limite du déchirement ; tellement sec et tendu par l'air et la colle, si longtemps trempé par les inlassables effacements. Sa trame est superbe, envahissant la surface du rectangle quand je viens de le tendre, elle disparaît pendant des semaines, des mois, puis dans les derniers jours, elle émerge par bribes, révélée par les effacements, comme ces pierres qui remontent à la surface des champs.

TRACES

Dans les innombrables intentions de marquer le territoire du tableau, seules certaines passeront à l'acte. La trace devient donc la mémoire physiques de celles-ci.

PARTITION

"Partage d'un ensemble en parties non vides, disjointes deux à deux et dont la réunion reconstitue cet ensemble" (Petit Robert). Les traces, les empreintes, les plis, les couleurs, le cadre, le noir, l'effacement n'ont qu'un seul but : reconstituer cet ensemble.

COULEUR

Pigment qui ,lié à la colle, va ensemencer l'enduit (la terre). Aussi indispensable à la vibration que dispensable à la lumière.

PLI

Un symbole à lui seul, il est présent partout dans l'histoire de la peinture. Dans mon travail, il est la mémoire de l'eau et de l'air, je lui laisse de grandes plages pour qu'il puisse vibrer au milieu des empreintes rigides. Tout en l'estompant, l'effacement accentue sa mouvance et sa vibration dans l'espace du tableau, libérant ainsi les tensions et le sentiment de présence.

CADRE

Frontière approximative entre le plein et le vide , le dedans et le dehors, ceinturée par la lisière qui coïncide avec la déchirure : frontière définitive.

NOIR

Premier facteur révélateur de la lumière. Dernier élément de la phase constructive, premier élément de la phase soustractive. Comme en alchimie, il correspond à l'état de putréfaction, stade transitoire, avant la renaissance des couleurs.

PROFONDEUR

État de vertige, résultant en partie du sentiment d'immensité gagné sur le dedans et, en partie, de la notion de vide perdue sur le dehors.

TEMPS

Élément le plus difficile à gérer quand on a réussi à gérer tous les autres. Chaque composant du tableau en dépend, il est leur trait d'union jusqu'au terme et la lecture finale en portera forcément la marque

Jean-Pierre Baillet
printemps 2002

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